« Faut que je termine Simone. » Voilà ce que je me répète tous les jours, et tous les soirs depuis quinze jours. Ca n'a rien de sexuel, non, messieurs-dames : c'est simplement de la littérature...
Lettres à Nelson Algren, c'est un gros volume de lettres sous-titré « Un amour transatlantique » et portant les dates 1947-1964. Ce sont 911 pages de lettres amoureuses et dévouées, et intelligentes et passionnées, adressées par Simone DE BEAUVOIR (1908-1986) à Nelson Algren, écrivain de Chicago, prix Pulitzer en 1949 avec The Man with the golden arm. Elle le rencontre le 23 février 1947, lors de son premier voyage aux Etats-Unis, trois ans après celui de Jean-Paul Sartre. Elle se fait "piéger" par le charme de cet écrivain dur-à-cuire, qui hante les bas-fonds de Chicago en rustre parfait, estimant que c'est son devoir à lui d'écrire sur cette ville. Elle a 39 ans. Dès son départ de New-York pour le retour vers Paris, elle commence à lui écrire des lettres d'amour incroyables. Elle retournera deux fois à Chicago, il viendra deux fois à Paris.
Simone de Beauvoir écrit comme une romantique adolescente qui découvre son coeur et son corps. Pourtant, deux ans plus tard seulement, encore en pleine idylle, elle publie le premier tome du Deuxième sexe, qui deviendra la véritable Bible du féminisme. Quelle schyzophrénie, donc, entre l'intellect et les sentiments : pendant les longs mois où elle fait des recherches poussées sur la condition des femmes dans l'Histoire, elle continue de se dire « votre épouse soumise »...
Ce qui est passionnant par-dessus tout dans ce volume traduit de l'anglais (Beauvoir écrit en anglais, Algren refusant toujours d'apprendre le français), c'est l'arrière-plan littéraire et culturel de la France pendant ces dix-sept années. Beauvoir côtoie bien entendu Sartre, mais aussi Camus, Koestler, Wright, Queneau, Vian, Merleau-Ponty, Gide, Colette, Cocteau, Chaplin, Picasso, Giacometti, Genet, Welles, Mouloudji, Dullin, Jouvet... Elle est non seulement témoin mais aussi actrice de son époque politique et sociale. Elle combat De Gaulle, voyage dans le monde entier, est reçue en Chine comme une ambassadrice, presque enlevée par Castro à Cuba, bannie des Etats-Unis pendant la Guerre froide parce qu'elle a signé autrefois une pétition émanant d'un groupe communiste.
Beauvoir retourne régulièrement aux mêmes endroits : La Pouèze, près d'Angers, où elle apprécie le calme de la campagne, Cagnes-sur-mer, qu'elle adore pour sa beauté et son soleil, Marseille et ses hauteurs où elle aime aller marcher seule, depuis ses premières années dans le pays en tant qu'enseignante. Fascinée par le Sahara, elle reste coite en naviguant dans les fjords, et en lisant à minuit à la lumière de son ciel norvégien.
Et puis pendant ces dix-sept années, Beauvoir écrit L'Amérique au jour le jour, excellent journal de voyage de sa découverte des Etats-Unis, puis Le Deuxième sexe, sur lequel elle ironise énormément dans les premiers temps, puis Les Mandarins, prix Goncourt en 1954, un essai érudit sur le Marquis de Sade, ses Mémoires d'une jeune fille rangée qui se poursuivent avec La Force de l'âge puis La Force des choses, et enfin Une mort très douce, qui témoigne de l'agonie de sa mère. Elle porte à bout de bras la revue fondée avec Sartre, "Les Temps modernes", au lendemain de la guerre. Elle entretient moralement et financièrement plusieurs personnes, dont sa soeur et quelques unes de ses plus proches amies.
911 pages absolument passionnantes, jamais longues, où les déclarations d'amour à elles seules suffiraient à captiver le lecteur. Or il y a tellement plus là-dedans : les coulisses intimes d'une personnalité hors du commun et de l'époque à laquelle elle a vécu. Une lecture qui m'a complètement "tourneboulé".
911 pages, coll. Folio - 9,50 €
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