30 septembre 2006

(BD) La Guerre d'Alan

Alan Ingram Cope est un soldat américain qui débarque à la fin de l'été 1945 sur les côtes de Normandie. Le débarquement est bel et bien terminé depuis longtemps, et la mission du groupe motorisé auquel il appartient consiste au départ à stabiliser les zônes reprises aux Allemands.

Mais bien vite, Alan est emporté dans une sorte de fuite en avant, une ruée vers l'est qui va le projeter jusque sur le front russe. Le but non avouable de l'armée américaine étant alors de conquérir du terrain, et non seulement de restituer les zônes perdues par les populations locales... dérangeant pour le moins... et peut-être même cruellement actuel, allez savoir !

La Guerre d'Alan raconte surtout les mois et les mois d'entraînement d'Alan avant même qu'il embarque pour les côtes françaises. Les situations absurdes, propres à la préparation d'une armée en temps de guerre, s'enchaînent devant les yeux écarquillés du lecteur.

Il faut dire que le dessin est sublime. Il est le fait d'Emmanuel GUIBERT, qui est co-auteur du Photographe et de La Fille du professeur, entre autres. Un véritable auteur-dessinateur-journaliste de guerre-écrivain engagé, ce Guibert. Et aussi un formidable metteur en scène d'histoires.

Car Alan a vraiment existé, et il a confié à Guibert ses souvenirs de guerre, avant de disparaître récemment, emportant avec lui tout ce qu'il n'avait pas dit, et laissant à Guibert de simples enregistrements audio. Et comme Guibert nous avoue se documenter assez peu pour écrire, cela explique que le fond des cases soit souvent blanc...

Mais cela est une excellente illustration du principe qui veut que les contraintes les plus strictes permettent les plus grandes créations. En effet l'oeuvre ici rejaillit du passé d'un homme grâce à cette alchimie de Guibert, qui travaille de front les enregistrements audio, la masse des choses déjà sues déjà vues sur la guerre 39/45, et son propre style, réinventé.

Ce diptyque tient du Persepolis de Marjane Satrapi et du Photographe, tout en participant du souvenir et en touchant, on le comprend, Emmanuel Guibert de très très près. Alan Ingram Cope, ce soldat ordinaire, n'est pas mort.


86 et 94 planches, L'Association - 14 et 15 €

27 septembre 2006

L'Adieu aux armes

L'Adieu aux armes, roman d'Ernest HEMINGWAY, traîne une sale réputation derrière lui : paraît-il que ce serait rien de moins qu'un grand roman sur la guerre 14/18, et en même temps un des plus grands romans d'amour. Voyez le topo ?

Eh bien figurez-vous qu'avec ma toute petite culture sur ces deux sujets littéraires, l'amour et la guerre, je suis assez d'accord pour contribuer ici à perpétuer cette sale réputation.

Il faut dire que le gars Hemingway, prix Pulitzer en 1953 puis prix Nobel de Littérature en 1954 (vous excuserez du peu), s'y connaît un tout petit peu en écriture. Et en l'occurrence, ici, il donne avec talent dans l'épique et le lyrique. 'Fin je dis ça, mais en même temps, peut-être qu'il n'y a pas du tout d'épique dans L'Adieu aux armes. Peut-être que L'Adieu aux armes s'appuie même volontairement sur une écriture du quotidien tout bête pour ne pas dire tout absurde de soldats engagés sur le front italien. Ce bouquin n'est pas épique, donc, il est quotidien.

Quotidien peut-être, mais alors seulement pour l'époque. Parce qu'à distance, un roman qui témoigne comme cela sur la guerre 14/18, qu'Hemingway l'ait voulu ou pas, ça nous paraît épique, à nous qui vivont (c'est ce qu'on nous dit) en "temps de paix".

A vrai dire, L'Adieu aux armes traite probablement moins de la guerre que ne le font par exemple Le Feu de Henri Barbusse, Les Croix de bois de Roland Dorgelès ou A l'ouest, rien de nouveau d'Erich Maria Remarque. Car c'est avant toute chose un roman d'amour, lyrique, et avant tout une histoire vécue et douloureuse, plutôt qu'un "docu-fiction" (pour employer un terme contemporain qui évoque bien certains romans historiques).

Eh oui, Ernest, tout comme son double Frederic Henry, fut ce jeune officier américain engagé volontaire sur le front italien. Il tomba amoureux d'une infirmière, comme le lieutenant Henry tombe amoureux de Catherine Barkley, et comme il est blessé par une explosion, ils vivent une idylle estivale à l'hôpital militaire... Leur engagement réciproque vaut le mariage, mais pour célébrer celui-ci, ils préfèrent attendre la fin du carnage. Catherine tombe enceinte, et...

Un superbe roman, qui plaira j'en suis sûr à quelques habitués de ce blog. Allez-y en toute confiance, je vous le dis !


315 pages, coll. Folio - 6,40 €
On en parle très très bien sur cette page web très très moche.
Existe aussi le DVD, que je n'ai pas vu.
J'avais déjà lu cet été l'excellente nouvelle L'Etrange contrée.

25 septembre 2006

Métaphysique des tubes

Voici le deuxième roman que j'ai lu d'Amélie NOTHOMB. Cette fois, c'est un des "gros" titres...

Métaphysique des tubes reprend en fin de compte une période sur laquelle Biographie de la faim m'avait déjà renseigné : la p'tite p'tite enfance d'Amélie, entre 0 et 3 ans pour être précis, avec quelques anticipations, comme d'habitude, sur l'âge ado et l'âge adulte.

La narratrice prend le prétexte d'une métaphore filée sur le tube digestif ("moi" se résumant à "un tube") pour enquiquiner son lecteur sur 40 pages introductives. C'est la méthode Nothomb. On aime ou on n'aime pas. Il faut juste ne pas trop s'en inquiéter, car systématiquement au bout de 40 pages notre chère Amélie en a marre à son tour, arrête les jeux verbaux faciles et les blagues de comptoir et aborde à son vrai sujet.

Ici, donc, la tendre enfance, et ses premiers souvenirs. Jack Kerouac prétendait se souvenir très distinctement de sa vie à partir de ses trois ans, mais là j'avoue qu'Amélie Nothomb m'a bluffé : elle se rappelle jusqu'à sa naissance. "Aaaaahhh, mais noooooon, c'est vrai, c'est PAS autobiographique !!" Ouf, la précision sauve l'artifice romanesque...

Que dire ensuite, si ce n'est que Métaphysique des tubes se lit facilement et très agréablement, qu'il y a redite sur plusieurs dizaines de pages entre Métaphysique des tubes et Biographie de la faim (remarquez comme je joue à la redite à mon tour... ), et que somme toute c'est un peu moins subtil.

A lire pour se faire une opinion, tout comme Stupeur et tremblements. Mais si vous êtes prêts à découvrir un vraiment bon roman de Nothomb, choisissez plutôt - c'est mon avis - Biographie de la faim ou Le Sabotage amoureux.


162 pages, coll. Livre de Poche - 4,50 €

Biographie de la faim

Eh bien oui, ça y est : je me suis initié à Amélie NOTHOMB. Tout le monde connaît cette jeune auteure belge, dont plusieurs romans à succès ont été adaptés au cinéma. Stupeur et tremblements, avec Sylvie Testud, vient juste de repasser sur les petits écrans cette semaine, paraît-il.

Moi, sans ignorer les titres les plus connus, et sans ignorer tout du personnage médiatique non plus (comment cela se pourrait, puisqu'elle se prête volontiers à certaines émissions radio et aux talk-shows), je n'avais pas encore (eu envie de) franchi(r) le pas.

Or au détour d'un C.D.I. (ça va rappeler des souvenirs émus à certains et certaines, j'en suis sûr !), je me suis heurté (c'est une image) à une étagère débordante d'Amélie Nothomb. Soit, en gros, douze tomes de Stupeur et tremblements et trois ou quatre autres titres en un seul exemplaire. J'ai emprunté Biographie de la faim, et je l'ai lu dans le train. C'était bien !

Mais entrons dans le vif du sujet, car je ne me rappelle pas avoir autant abusé des circonvolutions introductives depuis mes débuts littérateurs sur la toile. Ceux qui m'aiment me le pardonneront bien.

Biographie de la faim, donc. Ou manière de découvrir Nothomb avec un titre qui indique plus clairement que d'autres que l'oeuvre est autobiographique. Il paraît que le débat agace l'écrivaine. Alors regarde bien, Amélie qui lit ces lignes (car je sais bien que tu les lis) : ton oeuvre EST autobiographique ! Gnark, gnark, gnark (je suis méchant). Argh, je ne vais pas y arriver, à parler du bouquin et du bouquin seulement...

Biographie de la faim, d'Amélie Nothomb, commence sur une présentation peu orthodoxe mais très wikipédiesque de Vanuatu, un archipel mélanésien oublié, anciennement (pas très) connu sous le nom de Nouvelles Hébrides lorsqu'il était encore administré par un condominium franco-britannique. Vanuatu, nous dit Nothomb, c'est le pays où la faim n'existe pas, n'a jamais existé. De ce postulat s'ensuit une quarantaine de pages plus ou moins loufoques, où le thème de la faim est exploité jusqu'à épuisement des ressources, comme s'il s'agissait de justifier le titre à tout prix.

La narratrice se reconnaît par inversion dans le destin de Vanuatu : elle, elle a toujours eu une faim inextinguible, irrassasiable, comme son père, Patrick, un mangeur invétéré, un avaleur fou, un diplomate glouton. Si bien que l'enfance de la narratrice commence pour ainsi dire avec cette affirmation : "je suis Patrick", répétée à volonté lors des réceptions à l'ambassade. On imagine Amélie avalant des pyramides de Ferrero rochers, gavée de Nutella.

Des ambassades, la narratrice en connaîtra plusieurs, et les souvenirs qu'elle évoque dans ce récit concernent une large période, entre 1971 et 1995, qui contiennent l'enfance, l'adolescence, la mort de l'enfance et le passage à l'état d'adulte. Les lieux ? Le Japon, La Chine, puis New York, puis le Bengladesh : un parcours de contrastes, c'est le moins qu'on puisse dire ! Le volume se termine avec les souvenirs du Japon sur lesquels il a commencé (vers la page 40, donc), vingt-cinq ans ont passé et le monde de l'enfance est perdu.

J'ai énormément aimé Biographie de la faim, qui en un seul tome réunit les expériences de Métaphysique des tubes (petite enfance d'Amélie), du Sabotage amoureux (fin de l'enfance, premier amour) et évoque même la période de Stupeur et tremblements (première expérience professionnelle au Japon). Une sorte de "meilleur de" Amélie Nothomb, en quelque sorte, où certes le déroulement du temps s'accélère sur les dix dernières années, qui ne sont pas évoquées pour elles-mêmes, mais simplement pour le retour de souvenirs plus anciens. Les passages du Japon à la Chine, puis de la Chine à New York, sont fascinants. La période new yorkaise est menée dans une atmosphère woody-allenienne, la narratrice se prenant d'un amour fou pour la jeune fille au pair qui s'occupe d'elle, une étudiante belge à la beauté suédoise qui rappellera Mariel Hemingway à tous les fans de Manhattan. Jamais lavomatic, buildings et ascenceur ne m'avaient paru si romantiques.

Une lecture initiatique très concluante !


240 pages, Albin Michel - 16,90 €
ou 192 pages, coll. Livre de Poche - 5,50 €

24 septembre 2006

(BD) Guide de la survie en entreprise

Que dire du Guide de la survie en entreprise de Manu LARCENET ? C'est un volume au ton satirique, qui tombe parfois juste, et parfois se contente d'idées reçues dont on serait tenté de faire le dictionnaire, édition 2006.

Les chapitres se suivent, dans un guide à l'apparence très organisée, et traitent de l'actionnariat, du C.V., ... Un personnage, prototype du dur à cuire, intervient à l'improviste en décalage complet avec ce monde de l'entreprise : c'est Congo Bob, sorte d'Indiana Jones. Parce que Congo Bob réapparaît en début et en fin de chapitre, on peut croire que l'entreprise nous est présentée à travers de petits contes.

Mais les contes satiriques, c'est une chose, et le "Guide de... " c'en est une autre. Manu Larcenet prend les thèmes les uns après les autres dans cette série : Guide du mikado à l'usage des tétraplégiques, Guide du libertinage en Afghanistan, Guide de la schizophrénie en famille... Ne serait-ce que dans les titres, on perçoit bien-sûr l'humour noir. Deux volumes "hors collection" s'intitulent même Comment rire de son amputation et Bien vivre sa mort.

Alors soit, ces quelques 48 pages sont drôles, et nous permettent de rire de nos préjugés les mieux partagés (le patron sadique, l'employé maso, l'occultisme des conseils d'administration... ). La présence insolite de Congo Bob, et le titre en "Guide de... " devraient donner une unité à cette série. En fait, à l'intérieur de ce seul volume, on a l'impression d'un fourre-tout, voire d'un trop plein. Manu Larcenet, tout en ne connaissant peut-être rien lui-même du monde de l'entreprise, déborde de discours vachards à l'encontre de celui-ci.

Il me semble qu'en organisant chaque volume comme un véritable recueil de contes satiriques, mieux renseignés et permettant une lecture allégorique, l'auteur éviterait l'humour incertain, et les préjugés. Bref, ça a quand même bien le mérite d'être assez inclassable. Mais à moins d'être un fan inconditionnel de Larcenet, vous ne trouverez sans doute pas dans ce volume de quoi envisager une seconde lecture. D'autres titres du même auteur sont prioritaires : voyez dans la section "BD" du menu ci-contre !


48 pages, Fluide Glacial - 9,45 €

(BD) Le Retour à la terre, tome 4

Me refusant à acheter des bouquins pendant un an, et comme cette idée concerne aussi les BD, la sortie du tome 4 du Retour à la terre de Larcenet et Ferri était un comme défi lancé à ma détermination. J'ai réussi à le dénicher et à le lire sans rien débourser : vivent les échanges de bons procédés !

Tome 4, intitulé "Le déluge", où l'on retrouve évidemment notre couple de héros, Manu et Mariette, résidant toujours aux Ravenelles, loin de leur Juvisy originel. Les fans de Speed le chat seront déçus : il a disparu de la circulation. Par contre, il y a le môme qui grandit, et que Manu semble parfois traîner derrière lui comme un boulet.

Mariette est un personnage de moins en moins consistant. Tout est centré autour (du nombril) de Manu, de son boulot et de ses états d'âme. Mariette est une sorte de jeune femme au foyer à la profession et à la vie sociale indéterminées. C'est un peu dommage pour l'intérêt de cette série. Espérons que Ferri et Larcenet tenteront d'y remédier prochainement.

Par ailleurs, nos deux compères du cru, la vieille Mortemont et Monsieur Henri, s'effacent un peu eux aussi. Le second sert de prétexte à un gag déjà exploité plusieurs fois : celui des boeufs musicaux improvisés chez Manu et Mariette. Mortemont connaît quand même son heure de gloire grâce à une escapade surréaliste dans le milieu des éditeurs parisiens. Franchement désopilant. Le frère de Manu, enfin, subit peu ou prou le même sort que toute le reste de la galerie : il disparaît progressivement, n'ayant même plus droit à la parole.

En bref, on aimerait que dans Le Retour à la terre, la posture du gag ne devienne pas systématique. On aimerait que la profondeur du Combat ordinaire soit un peu contagieuse. Sans cela, on voit à quelle vitesse tous les personnages au départ si attachants vont devenir des marionnettes, simples mécanismes répétitifs d'une machine à gags.


48 pages, coll. Poisson Pilote - 9,80 €
Les trois premiers tomes sont présentés par ICI

19 septembre 2006

Dans le train, épisode 3

Dans le train ce mardi 19 septembre, j'ai lu quelques nouvelles fantastiques, ou en tout cas mystérieuses...

En vrac :

- "Continuité des parcs", de Julio CORTAZAR (1914-1984) : un homme lit dans le train. Il va retrouver dans sa grande demeure solitaire. Arrivé chez lui, il s'assied dans le grand fauteuil du salon. L'histoire est prenante : c'est celle d'un adultère qui se termine par un meurtre. L'homme est tellement plongé dans sa lecture, qu'il ne voit pas qu'on a bougé derrière lui... Fascinant !

- "Cycle de survie", de Richard MATHESON (né en 1926), auteur du très fameux "Journal d'un monstre". Un écrivain médiocre, Richard Allen Shaggley, s'excite sur son dernier manuscrit. Son secrétaire, le porteur qui emporte le manuscrit chez l'éditeur, l'éditeur lui-même, puis tout le monde jusqu'au revendeur du kiosque partage l'enthousiasme de Shaggley. Bizarre... Une nouvelle très inventive. On pense aux vertiges des Fictions de Jorge Luis Borges.

- "Le Dragon" de Ray BRADBURY (né en 1920) : une histoire qui se joue des époques par suggestion au lecteur.

- "Une petite distraction", de Gérald KERSH, sur l'ennui des soldats en temps de guerre.

- "Tristesse de Columbkill", de Pierre MICHON (né en 1945). Poétique et barbant à souhait.

18 septembre 2006

Le Nouvel accélérateur

Quand un narrateur écrivain rencontre un inventeur trop inventif, de quoi parlent-ils ?

La réponse se trouve en partie dans cette nouvelle de Herbert George WELLS (1866-1946), auteur de La Guerre des Mondes et de L'Homme invisible, sorte d'alter ego anglais de notre Verne national (et Nantais).

Wells, contrairement à Verne, ne prête pas une confiance sereine à la science de son époque. Ce récit pourrait ainsi parfaitement illustrer que « science sans conscience... » L'objet de la découverte, c'est un elixir vert, qui permet à celui qui l'avale de se mouvoir plusieurs milliers de fois plus rapidement que le commun des mortels. Les conséquences ? Le sujet voit le monde comme presque arrêté, durant la courte période que dure l'effet du produit sur son organisme.

Les avantages ? Principalement l'idée d'une productivité accrue dans un temps donné, idée qui séduit beaucoup le narrateur écrivain. Ensuite, la faculté de se rendre invisible aux autres, par le fait que la persistence rétinienne n'a pas le temps d'imprimer des mouvements aussi rapides.

Les inconvénients ? Ils sont de deux natures, principalement. D'abord, matériellement parlant, le mouvement des individus ainsi "accélérés" provoque des brûlures sur les matériaux (bord des fenêtres, pelouse... ), qui ne manqueront d'intriguer. Ensuite, le produit une fois mis dans le commerce pourra faciliter les larcins de tous genres.

Pourtant, rien ne semble arrêter le professeur Gibberne de lancer son "Nouvel accélérateur" dans le commerce, car il compte vivre de ses trouvailles les plus irraisonnables. A moins qu'il n'ait convoqué son ami écrivain pour un dernier avis ?


28 pages, coll. Mille et Une Nuits - 2 €
HG Wells sur Wikipedia

16 septembre 2006

(BD) Paul dans le métro

Sous ce titre rappelant la Zazie de Raymond Queneau sont rassemblées des saynètes dessinées par un Québécois (et non un Canadien, même si franchement, quelle est la différence... ... hé hé :)), Michel RABAGLIATI. Paul est à l'image de son aînée littéraire un ado qui transforme par le simple fantasme enfantin le métro en terra incognita, et plus largement Montréal en véritable parc d'attractions déserté par le public : galeries marchandes, vestiges de l'exposition universelle... Nous sommes en 1971, l'auteur se souvient de sa propre enfance.

Dans Paul dans le métro, et autres histoires courtes, vous trouverez aussi "Paul défait ses boîtes", "Radio cuisine" ou encore "Men in black", trois histoires concernant Paul devenu adulte. Mais l'histoire la plus attachante et la plus vraie, c'est "Paul à la quincaillerie" : le narrateur nous fait une démonstration limpide des différences de perception entre un homme et une femme, avec pour exemples la tuyauterie d'une maison, une voiture, un toit.

Les femmes ne sont jamais dépitées devant la comlexité d'une création humaine, alors que les hommes peuvent discuter des heures de cette complexité, la décortiquer pour rationnaliser et ainsi, sans doute, se rassurer. A l'inverse, devant un spectacle dépourvu d'apparente complexité, ou en tout cas de "technicité", tel une simple plage, les hommes se tiennent béats, alors que les femmes, pas troublées, redeviennent volubiles.

Très drôle, et tellement vrai !

Le dessin du Canadien Michel Rabagliati respecte le style des comics américains des années 60, qui ont sûrement constitué la lecture favorite de l'auteur durant son enfance. On accroche ou pas. C'est du noir et blanc. Il n'y a pas d'inventivité particulière dans l'agencement des cases, mais les histoires sont bien racontées, bien mises en scène. Je trouve néanmoins leur intérêt assez inégal, mais c'est affaire de goût personnel.

Vous trouverez chez le même éditeur Paul a un travail d'été, Paul à la pêche, Paul en appartement, Paul à la campagne. Non, sans blague ! Sorte de glissement des références littéraires, entre Zazie et Martine...


91 pages, éd. de la Pastèque - 13 €

« Eloignez-vous de la bordure du quai, s'il vous plaît »

Voici une nouvelle façon de parcourir le BàL. Pour une fois, faisons fi des critères littéraires ou esthétiques : ce sont ici, tout simplement, des lectures faites sur la route, dans les airs, au gré des flots ou sur les rails.

"Les possibilités sont infinies", comme on dit dans les pubs...

Alors venez vous z'aussi nous raconter z'ici les meilleures z'ou les pires lectures que vous z'avez faites lorsque vous z'étiez entre z'ici z'et là... c'est-à-dire nulle part.

Vous z'avez suivi ?


Dans le train : épisode 1, épisode 2, épisode 3, épisode 4, épisode 5, épisode 6, épisode 7

Dans le car : épisode 1

Dans les vouatères : épisode inédit et unique ... et ne me dites pas que les W.C. n'ont rien à voir avec le transit !

15 septembre 2006

Apparitions

Apparitions est une intrigante nouvelle d'Ivan TOURGUENIEV (1818-1883), grand écrivain russe, proche de Gustave Flaubert. Elle est traduite par l'un des pontes du fantastique français : Prosper "Youplaboum" Mérimée.

Un narrateur à forte coloration autobiographique cherchait le sommeil. La lune monta dans un ciel dégagé. Surgit un nuage, il était minuit.

A ce stade, un néon clignotant indique "fantastique - fantastique - fantastique... "

Et là, « ce fut une apparition » (tenez, retrouvez-moi l'origine de cette citation, pour voir si vous avez de la culture, messieurs dames les lecteurs/-euses). Un fantôme en robe blanche ("fantastique - fantastique... ") donne rendez-vous à notre homme sous le vieux chêne décati. La robe blanche, le tronc, cherchez Freud chez Tourgueniev, vous comprendrez tout.

L'écrivain ne se rend pas au premier rendez-vous, pensant avoir rêvé. Alors fantomette revient, et le gronde un peu. Alors après il y va, sous le gros chêne près du bois joli. En pleine nuit, forcément, parce que vous avez déjà vu un fantôme se balader en plein jour, vous, non mais franchement ?

L'apparition, c'est un peu le charter russe du XIXè siècle : elle va enlever notre homme craintif dans les airs, et lui faire survoler Paris, Rome, les sinistres côtes anglaises d'où elle dit provenir, car elle s'appelle Ellis, cette tourbillonnante exilée de la vie, alors il fallait bien qu'elle eût une île à elle.

Vous apprendrez tout sur certaines espèces d'oiseaux, vous suivrez un troupeau de grues (ça peut arriver), vous lècherez le gason frémissant, et verrez rougir les joues du spectre lumineux. Bref, Tourgueniev vous convie à une aventure onirique, de composition éclectique, et vaguement philosophique. Où est le hic ?


45 pages, coll. Mille et Une Nuits - 2,50 €
Tourgueniev, pour les intimes Wiki

Le Diable amoureux

Jacques CAZOTTE (1719-1792) a probablement écrit la première nouvelle fantastique de la littérature française, voire européenne. Il s'agit du Diable amoureux, publié en 1772, où l'auteur imagine un jeune homme, Alvare, militaire d'origine espagnole mais servant en Italie.

Avec son cercle d'amis, il fait la bringue chez l'un chez l'autre. Le soir où commence cette histoire, c'est chez le plus âgé d'entre eux qu'il se rend. L'on y disserte sur la Cabale et l'occultisme. Alvare reste silencieux, observant ses camarades. Au départ de la compagnie, il s'attarde chez son hôte. Celui-ci l'interroge alors : pourquoi n'a-t-il rien dit ? Croit-il ou pas à l'autre monde ?

Alvare est sceptique. Soberano, son aîné, lui fait alors la démonstration tangible que les Esprits existent, et qu'on peut les soumettre.

Notre héros, un peu fanfaron, n'entend pas se laisser impressionner au premier coup de chaud. Il relève le défi de Soberano, et le suit dans des ruines à l'écart de Naples. Là, il doit invoquer Béelzébuth à trois reprises. Le diable va entrer en scène, mais pas sous la forme qu'on pourrait imaginer...

S'ensuit un amour bizarre, itinérant à travers l'Italie et l'Espagne, condamné à se terminer bien mal. En bon Espagnol, Alvare ne devra son salut qu'à sa sainte mère.

Une nouvelle un peu folle, et pourtant Cazotte n'allait perdre la tête que vingt ans plus tard (hi hi)...


90 pages, coll. Mille et Une Nuits - 2,50 €
Cazotte se décapite pour vous sur Wikipedia

12 septembre 2006

« Art »

« Art » est une pièce de théâtre contemporaine, créée en 1994 avec Fabrice Luchini et Pierre Arditi. L'oeuvre a valu un grand succès à son auteure, Yasmina REZA (née en 1959).

Le propos en est très simple, et c'est ce qui le rend efficace. La question posée est celle de la valeur de l'Art, et du goût des autres. En quoi reconnaît-on la valeur artistique d'une oeuvre, contemporaine ou ancienne ? Un tableau carré d'un mètre soixante de côté, entièrement blanc, est-ce de l'art ? Et si l'on soupçonne que le blanc de cet artiste-ci sous-entend une plus grande "réflexion" sur l'Art que celui de cet artiste-là, cela peut-il justifier une dépense de 200 000 Francs ?

Les dialogues sont très affûtés, entrecoupés d'a parte de chacun des trois protagonistes. Les bons mots sont légion, ainsi que les références implicites à certains courants esthétiques du passé, et du XXè s. Le tableau blanc de « Art » fait penser aux tableaux bleus d'Yves Klein, voire à ceux de Rothko.

Serge est esthète, il fréquente les milieux. Marc se comporte en amoureux jaloux et s'estime délaissé. Yvan, le bon copain, n'y pige rien et s'en prend plein la gueule. C'est excellent. EX-CEL-LENT !


68 pages, coll. Magnard Lycée - 4,75 €
Yasmina Reza sur Wikipedia

11 septembre 2006

Dans le train, épisode 2

Marie DE FRANCE est célèbre pour les "lais" qu'elle a composés au Moyen Âge. Ce sont de petits contes liés à ce qu'on appelle la "matière de Bretagne", et dont le ressort principal est un savant mélange entre les valeurs chrétiennes de la chevalerie et l'incursion minutieusement codée du merveilleux.

"Bisclavret" est un de ces lais. C'est tout simplement une histoire de loup-garou, dans un style somme toute pas si lointain de celui de Mickael Jackson dans le clip de "Thriller". Bisclavret est un chevalier apprécié par le Roi, qui aime sa femme et pense être aimé en retour. Il va sans dire qu'il est bon, honnête, et surtout "courtois" (littéralement, il respecte les valeurs de la cour). Seul ombre au tableau : Bisclavret disparaît trois jours par semaine dans les bois.

Sa femme, intriguée, le pousse à lui raconter ce qu'il fait pendant ces trois jours : voit-il une autre femme ? Bisclavret avoue difficilement que pendant ces trois jours, il s'enfouit dans les bois et devient loup-garou.
« — Dame, je deviens loup-garou. Je pénètre dans cette grande forêt, et au plus profond des bois, je vis de proies et de rapine.
Quand il lui eut tout raconté, elle lui demande de préciser s'il enlève ses vêtements ou s'il les garde.
— Dame, répond-il, j'y vais tout nu. »


Et c'est bien là ce qui semble insupportable aux oreilles de l'épouse de Bisclavret. L'idée que son mari devienne un loup-garou n'est qu'un détail ! Après tout, ils vivent en Bretagne, terre de légendes merveilleuses. Mais la nudité est un péché, et nous sommes au Moyen Âge.

Alors la femme de Bisclavret rappelle un de ses prétendants, lui indique où son mari cache chaque semaine ses vêtements, et lui demande d'aller les lui subtiliser. Ce faisant, elle condamne son mari à l'errance perpétuelle sous sa forme bestiale. Ainsi en est-il, et la femme, jouant la délaissée (le déshonneur est donc sur Bisclavret, qui n'est plus "courtois"), se remarie avec le second chevalier. Jusqu'au jour où, un an plus tard, le Roi part chasser dans les bois où vit le loup-garou. Bisclavret obtiendra-t-il justice de son Roi ? La dame sera-t-elle châtiée ?


"Des nouvelles de l'autre monde" est une nouvelle composée au XVIIIè s. par un prêtre, Augustin CALMET. Le synopsis en est simple, et correspond à un cliché du fantastique : le dédoublement d'un personnage qui parvient à être à la fois mort et vivant.

Deux amis se jurent que lorsque le premier d'entre eux mourra, il viendra hanter l'autre et discuter avec lui de la vie dans l'autre monde. Le narrateur perd son ami prématurément, lors d'un accident de baignade. Ayant accepté bien malgré lui le serment, il attend avec anxiété le moment où son ami va resurgir du royaume des morts...


"Bisclavret" (12 pages) et "Des nouvelles de l'autre monde" (11 pages), in 10 nouvelles fantastiques, de l'Antiquité à nos jours, coll. Castor Poche - 4,75 €

09 septembre 2006

(BD) Pilules bleues

Il était une fois, en Suisse, un jeune couple que les médecins disaient "discordant"... L'histoire de Pilules bleues, de Frederik PEETERS, se déroule à Genève de nos jours. Fred, le narrateur/personnage principal/dessinateur raconte depuis le départ son histoire d'amour avec Cati. Il la rencontre en soirée, trouve qu'elle est classe et qu'elle a de beaux seins. Ils se recroisent par hasard, plus tard.

Leur histoire commence. Moments agréables où ils discutent, où ils rient, où ils se cherchent l'un l'autre. Jusqu'au soir où Cati lui annonce qu'elle et son petit garçon sont séropositifs. Après un moment de vertige, Fred lui répond tout simplement : « Nom de Dieu, j'ai l'impression que ma vie vient de recommencer. »

Un peu comme dans Dérives, hélas, le personnage principal pense sincèrement que tout ce qui arrive autour de lui, c'est son histoire. Un défaut d'auteur, peut-être ? Cela amène un grand malentendu, je crois, dans l'histoire d'amour entre Fred et Cati : Fred ne recherche pas spécialement le bonheur de Cati, mais il veut plutôt se prouver à lui-même qu'il "fait face". On est quelque part entre l'amour et la compassion.

Mais après tout, peu importent les raisons qui font que Fred et Cati sont ensemble. Cette BD a plusieurs gros mérites : tout d'abord elle est très bien dessinée. Ensuite, la plupart des personnages sonnent vrai et sont très attachants. Enfin, elle parle de l'amour et du SIDA, à l'heure où les sociétés occidentales baissent leur garde face à ce fléau.

A lire, donc. Sans risque d'ennui. Mais vous aurez peut-être le blues...


190 pages, coll. Flegme/Atrabile - 19 €
On en parle ici aussi. Et . Et encore là.

(BD) Dérives

Luc est un personnage très antipathique. Souvent d'humeur noire, il ne se porte bien que lorsque ses intérêts personnels sont servis. Et comme Luc est le narrateur de sa propre histoire (narration interne), cette BD est assez pénible.

C'est tout bêtement l'histoire du complexe d'Œdipe de Luc, qui apparemment n'a pas les lumières suffisantes pour y voir clair : il veut tuer son papa et coucher avec sa môman. Au lieu de ça, il insulte ouvertement son père vieillissant (qui ne lui a rien fait), et couche avec sa belle-mère.

Les amours de Luc sont bien évidemment pitoyables, la coucherie avec sa belle-mère représentant le summum de son activité sexuelle. Lorsque dans les dernières pages Luc rencontre une nouvelle femme, le voilà naïvement à penser « J'évolue. J'avance. (...) L'amour rend lucide. »

Quelle profondeur.


111 pages, coll. La Boîte à bulles/Champ libre - 13,90 €

08 septembre 2006

Dans le train, épisode 1

Dans le train depuis mardi, j'ai lu quelques nouvelles fantastiques.

La première d'entre elle fut "Le Portrait ovale" de Edgar Allan POE (1809-1849), issue des Nouvelles histoires extraordinaires et traduite par un certain Charles Baudelaire. Superbe récit, dans une langue maîtrisée. L'effet produit sur le lecteur, sorte d'inquiétante étrangeté, est maîtrisé lui aussi. Le narrateur se souvient d'un soir ou, étant blessé, il dut s'abriter dans un château déserté. Dans l'une des chambres, il découvre une petite collection de peintures d'un goût moderne accrochées au mur. La notice les présentant est posée sur l'oreiller. Il se lance dans sa lecture, jusqu'au moment où lui vient l'envie de rapprocher légèrement le candélabre. Son domestique est endormi, il est minuit passé. Les bougies font soudainement apparaître une niche dans le mur, derrière l'un des pieds du lit. C'est là qu'elle apparaît...

J'ai ensuite lu "Qui sait ?", un conte fantastique de Guy de MAUPASSANT (1850-1893). Le narrateur, qui est interné volontairement en maison de santé, raconte ce qui l'y a conduit. D'un tempérament solitaire, il a toujours préféré vivre seul dans sa maison, entouré d'objets qu'il chérissait bien plus que la compagnie de n'importe quel humain. Une nuit, revenant d'un spectacle qui l'a un peu impressionné, il entend depuis son jardin des bruits de frottement dans sa maison. Après une courte hésitation, il glisse sa clef dans la porte d'entrée. Là, il voit avec stupeur tous ses meubles, livres et bibelots partir d'eux-mêmes ; même le piano galope vers la sortie ! Après ce curieux épisode, ses médecins lui conseillent de voyager. Mais les meubles fugueurs vont bientôt réapparaître...

Voilà d'intrigantes histoires, d'une qualité inégale toutefois. Poe me semble survoler le registre fantastique sans problème. Je placerais Maupassant en seconde position : le récit de cette folie soudaine rappelle la schyzophrénie de l'auteur, chose assez fascinante.

Le Passe-muraille - Le Décret

J'ai découvert deux textes de Marcel AYME (1902-1967), auteur que je n'avais jamais lu.

Il s'agit tout d'abord du très connu "Passe-muraille". Le héros de cette nouvelle est un fonctionnaire discret et ennuyeux du Ministère de l'Enregistrement. Il a juste une petite chose à part : il peut traverser les murs à sa guise. Un beau jour, parce qu'il se rebelle contre les manières modernistes de son sous-chef, il a l'idée d'exploiter son don à de bien mauvaises fins. Commettant plusieurs larcins, il devient un véritable héros aux yeux du peuple, qui découvre chaque matin ses exploits nocturnes à la une des journaux.

"Le Décret", ensuite : le gouvernement décide un jour, pour divertir les foules, d'avancer de 17 années dans le temps. Le personnage principal fait rapidement connaissance, sans en être perturbé, avec ses deux nouveaux enfants, nés en une nuit. La guerre est terminée, et tout est pour le mieux : l'électricité, la modernité des bâtiments... non, franchement, on y gagne. Mais un jour, partant rendre visite à des amis à la campagne, il se perd dans une épaisse forêt. Lorsqu'il en ressort, c'est pour découvrir un village qui marche encore dans les bottes allemandes...

Je n'accroche pas beaucoup à l'écriture de Marcel Aymé : ses procédés me semblent trop simples, et l'auteur est tellement obsédé par les bons mots qu'il n'aurait d'égal, aujourd'hui, qu'un Philippe Bouvard.


87 pages, coll. Folio Junior - 3 €

03 septembre 2006

L'Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde

Docteur Jekyll et Mister Hyde, deux figures légendaires de la littérature, deux véritables mythes issus du cerveau tourmenté de Robert Louis STEVENSON (1850-1894). Je n'avais jamais lu ce petit roman à l'énorme réputation ; c'est chose faite.

Et franchement, quelle déception ! D'abord, je suis déçu du style de Stevenson, un style très ampoulé, ne s'écartant jamais de la norme académique en matière de syntaxe. Chaque nom commun est coincé au sein d'un joli groupe nominal, lequel comporte au moins deux adjectifs : « M. Utterson, notaire de son état, était un jeune homme à la mine austère que jamais n'éclairait le moindre sourire ; froid, le verbe rare et embarassé, conservateur par conviction, maigre, long, poussiéreux, sinistre, et pourtant attachant à sa manière. » Vous voyez ce que je veux dire ?

Les personnages de ce petit roman sont aussi étriqués que l'écriture de Stevenson. Il faut dire qu'ils vivent dans la ville de Londres à l'époque victorienne. Le moindre pet de mouche y passe pour un assassinat. Aussi le premier crime de M. Hyde, celui pour lequel tout Londres va lui porter une sainte abomination, c'est d'avoir bousculé une fillette au croisement de deux rues. Au lecteur de deviner qu'il se trouve dès lors en présence d'un monstre sanguinaire, d'un avatar de Satan.

La structure du roman est également pour beaucoup dans son côté assommant. En effet, les deux premiers tiers ne servent qu'à mettre en scène l'arrivée finale d'une lettre du docteur Jekyll, qui est seul à pouvoir tout expliquer. Or, comme on sait tous aujourd'hui que docteur Jekyll et Mister Hyde, c'est la même personne dédoublée, voilà un bel exemple du mal que peut faire à une oeuvre la réputation qu'elle a gagné au fil des ans. Je veux dire par là que rien ne survit, dans le récit de Stevenson, qui soit capable de surprendre le lecteur d'aujourd'hui.

L'Etrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde devient donc une sorte d'oeuvre réservée au public lettreux, qui se réjouira d'expertiser tel ou tel élément autobiographique dans l'oeuvre. C'est ce à quoi s'amusent les auteurs du dossier critique de cette édition, qui pourtant fait référence. Tout cela est bien navrant, et j'ai perdu mon temps.


68 pages environ, coll. La Pleïade - 57,50 €
En savoir plus sur Stevenson

(Manga) L'Homme sans talent

Yoshiharu TSUGE (né à Tokyo en 1965) est à coup sûr un mangaka profond, et pas franchement gai. Son univers, comme parfois son trait, rappelleront plutôt les pages sombres de l'oeuvre d'Osamu Tezuka, le grand maître japonais, que le style propre et occidental d'un Jirô Taniguchi.

L'Homme sans talent, c'est une tranche de vie d'un homme d'âge moyen, nostalgique et peu enthousiaste à gagner sa vie. Son couple est décrépi, son jeune garçon a l'air d'un vieillard affligé. Durant une bonne moitié du volume, l'auteur se refuse à nous montrer le visage de l'épouse. Elle n'est que protestation, insulte son mari et l'ignore si elle le croise dans la rue.

Le personnage principal, qui semble en partie autobiographique, est un homme pour le moins songeur. Presque philosophe, même, mais dans la catégorie des loosers... « Pour finir je suis devenu marchand de pierres. Je n'ai rien trouvé de mieux. Tour à tour, je me suis essayé aux métiers de la bande dessinée, des appareils photo d'occasion, de la brocante... Mais rien n'a marché. En matière de pierres, je ne suis qu'un amateur. J'ai lu un ou deux livres, pioché quelques renseignements, c'est tout. En fait, le commerce des pierres, ça ne coûte rien au démarrage. Je me suis dit que, peut-être, c'était un métier pour moi. » Voilà commence l'histoire de cet homme sans talent.

Malgré l'originalité de la personnalité du héros, et malgré la qualité du trait qui est irréprochable, il y a quelques longueurs dans L'Homme sans talent. Le lecteur ne s'intéresse pas plus que le héros au commerce des pierres, or il va devoir en entendre parler en long et en large pendant plusieurs dizaines de pages. La période "appareils photo", heureusement, est moins détaillée et plus vivante : époque de relative réussite pour le héros. C'est là qu'apparaît le visage de sa femme, très symboliquement.

Finalement, Sukezô Sukegawa (ah oui, au fait, c'est son nom) croise le parcours de deux ou trois autres pommés de son genre, et cela finit par l'éclaircir un peu sur lui-même. Le bouquiniste d'à côté lui raconte l'histoire d'un homme mystérieux, un poète errant qui survint dans la vallée en 1858, avant de mourir en véritable poète maudit. Le sens de sa vie, ainsi que son tout dernier haïku, permettront peut-être à Sukezô un retour salutaire vers le dessin, son seul talent.


220 pages, coll. ego comme x - 25 €