29 juin 2007

... chassés de la lumière...

Voilà une bien mauvaise traduction du titre original, No name in the street. En fait, il traduirait assez bien Playing in the dark de Toni Morrison. Mais la vision de James BALDWIN est ô combien plus éclairée (pour garder la métaphore lumineuse), plus personnelle, plus pertinente, plus touchante, moins académique, moins scolaire (dans le mauvais sens du terme), moins bavarde que celle d'un prix Nobel.

Ce récit de 220 pages est pour moitié une autobiographie, pour moitié un essai sur la condition des Noirs aux Etats-Unis depuis les années 40 jusqu'en 1970. A partir de souvenirs qui ont marqué son parcours d'homme, d'écrivain et d'intellectuel engagé, James Baldwin insuffle un discours politique précis et radical — celui des Black Panthers — étayé par des exemples vécus — nombreux, malheureusement fameux, évidemment plus cruels les uns que les autres.

James Baldwin nous sert de guide dans une gallerie de portraits célèbres du XXè siècle américain : Malcolm X, Martin Luther King, Sammy Davis Jr (avec qui on le confond dans les hôtels), Marlon Brando (très engagé dans les luttes sociales des Noirs, je l'ignorais). Il attaque de front Nixon, critique l'invasion du Vietnam, l'esprit colonialiste français, le racisme poli des londoniens.

Ce qui est surprenant, c'est de comprendre la familiarité intellectuelle entre "Jimmy" Baldwin et ceux qu'il appelle simplement par leur prénom (on sait pourquoi si l'on a lu Malcolm X) : Malcolm, Martin. Malcolm X s'est fait descendre en plein meeting, et Baldwin travaille sur une adaptation de son autobiographie. Hollywood veut lui imposer Sidney Poitier, qu'il apprécie par ailleurs, mais qu'il ne juge pas assez "noir" pour le rôle : il a plutôt l'allure du gendre idéal.

C'est à cette même époque que James Baldwin reçoit un appel téléphonique. On est deux ans après la marche sur Washington, après les 250 000 Noirs américains venus réclamer pacifiquement leurs droits dans la capitale politique des Etats-Unis. Malcolm en parlait comme d'un "attrape-nigauds", et la suite lui a donné raison. Deux années ont passé depuis le trop célèbre « I have a dream » et Martin Luther King continue de prêcher la non-violence dans le désert américain... Un ami au bout du fil lui dit simplement ceci : « On a tiré sur Martin. Il n'est pas encore mort, mais il a une balle dans la tête. Alors... ».

Si quelques passages sont un peu longs, parce que didactiques, ce livre est un condensé de la personnalité de son auteur et des grandes luttes sociales des années 50 et 60. Dans une langue très limpide et sur un ton qui se veut informel, Baldwin analyse la situation actuelle, ses causes et ses conséquences avec une acuité que n'a pas Toni Morrison.

« Il y a longtemps de cela, j'ai connu une fille blonde, au Village ; nous avions fini par ne plus jamais sortir ensemble de l'immeuble. Elle était beaucoup plus en sécurité seule dans les rues qu'avec moi — réalité brutale et humiliante qui a détruit d'avance tous les liens que nous aurions pu réussir à tisser entre nous. Cela arrive tout le temps en Amérique mais les Américains n'ont pas encore compris combien cette situation est sinistre et tout ce qu'elle révèle sur eux. Alors j'attendais cinq minutes puis je partais à mon tour, seul, par un chemin différent et nous nous retrouvions sur le quai du métro. Nous faisions semblant de ne pas nous connaître ; nous montions dans le même wagon mais par les extrémités opposées ; ensuite nous allions le long des rues faites pour les hommes braves et libres, toujours séparés, jusqu'à notre lieu de destination — la maison d'un ami, un cinéma. Il y avait un seul restaurant où nous osions manger ensemble ; il était tenu par une Noire. Nous défendions notre vie et nous étions très jeunes. Quant à la police, nos supposés protecteurs, nous n'aurions jamais envisagé de leur demander leur appui. Notre liaison en faisait pour nous des ennemis implacables, prêts à nous attaquer par des moyens indescriptibles et presque inconcevables. Ils excitaient la populace, ils restaient là à rire et à bavarder pendant qu'on nous insultait et qu'on nous crachait dessus. Quand j'étais avec une fille, je ne courais jamais, c'était impossible ; je l'ai fait une fois, quand une fille avec qui j'avais couché me gifla en pleine milieu de Washington Square Park. Elle avait récupéré sa vertu blanche et hurlait au viol ! Alors je me mis à courir. Je me rappelle encore le jour et l'heure, la couleur de la lumière, le visage des gens, celui de la jeune fille — elle avait des cheveux roux, courts — et je ne lui pardonnerai jamais. Encore aujourd'hui, je m'émerveille de posséder mes deux yeux, la plupart de mes dents, des reins en état de marche et mon équipement sexuel : mais les petits garçons noirs ont l'avantage de savoir se rouler en boule et de ne pas offrir de résistance aux coups de pied et de poing. J'étais une cible facile pour la police. J'étais noir, facilement repérable et sans défense, le mot d'ordre était de m'« avoir ». Alors moi aussi, très vite, j'ai mis les bouts. Mais les prisons de ce pays sont pleines de petits garçons comme moi. »

Et elles le sont toujours aujourd'hui...


220 pages, coll. Livre de Poche - 3 € (non réédité)

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