22 février 2008

Mort et vie d'Edith Stein

Yann MOIX a un talent insolent.

Pour l'insolence, personnellement, je m'en doutais déjà : depuis la première fois où je l'ai vu dans le petit écran, et toutes les très nombreuses fois qui ont suivi, j'en étais de plus en plus persuadé. Insolent, imbu de lui-même, impertinent (dans le sens pas pertinent) et finalement - plus embêtant - aussi inoffensif qu'un littérateur précoce.

Mais pour le talent...

J'avoue : je me suis laissé surprendre par la lecture de Mort et vie d'Edith Stein, son dernier bouquin, fini en septembre et publié en décembre 2007.

Dans un premier temps, l'écriture surtout m'a terriblement agacé. Et dans l'écriture, soyons précis : la ponctuation. Et parmi ces ponctuants, soyons précis : les ":" intempestifs. Eh bien oui : Yann Moix se fend d'un usage très abusif et pour tout dire : compulsionnel des : ":". C'est non seulement incorrect sur le plan syntaxique (le plus souvent), mais ça peut en outre paraître : complètement gadget.

Mais zut : il écrit bien tout de même. Dans une langue variée, bourrée d'images qui télescopent l'hier et l'aujourd'hui, la mort d'Edith Stein en 1942 dans une chambre à gaz et la France de 2008. Et puis il a bien le droit d'user de la ponctuation comme il l'entend : depuis quand les œuvres littéraires les plus percutantes seraient-elles celles qui utilisent la langue avec la plus grande correction, au sens scolaire du terme ?

« Ce livre raconte l'histoire d'une femme (1891-1942) qu'on a tour à tour nommée Edith dans sa famille, Fraulein Edith Stein au lycée, Doktor Edith Stein à l'université, sœur Thérèse au Carmel, matricule 44 074 à Aushwitz, et sainte Thérèse Bénédicte de la Croix au ciel ». Voilà le pitch. Béatifiée en 1987, Edith Stein entre en sainteté en 1998, sous Jean-Paul II.

Et Yann Moix donne raison à cette sanctification. Ce qui le préoccupe ici, c'est de retracer la vie et l'œuvre d'Edith Stein en 194 petites pages, elle qui en noircit des milliers. Ce qu'il se met en tête, c'est de démontrer à travers cette hagiographie moderne qu'on peut être juive et chrétienne, femme et sainte, morte et immortelle, individuelle et collective.

Seul reproche, au final : Edith meurt à la page 151, et par un curieux phénomène d'empathie, ou que sais-je, Moix divague ensuite jusqu'à la page 187 incluse, essayant d'établir des équations à quatre termes : Israël, temps, espace, France, et n'y arrivant pas, et se gargarisant visiblement de ne pas y arriver. C'est enivrant pour le lecteur aussi, mais pas dans le bon sens du terme.

Pour conclure, je ne résiste pas à la tentation de vous citer une pleine page d'aparté :
« Hé, lecteur, tu as fait quoi de ta vie ?
Je sais que tu triches, que tu n'es pas très sincère. Que tu (te) mens. Tu ne sais pas que faire de tes journées, tu as peur de rester tout seul chez toi. Tu sembles peureux, et je sais que : tu as peur de la peur. Vaguement, tu déprimes. Tu te promènes, tu fais des « achats », tu te trémousses dans quelques lits, avec des corps frôlés : tu jouis, hop hop (c'est fait, arrrgh). Tu te fais croire, parfois, devant une feuille blanche, que
toi aussi tu es un gros malin, que tu as des choses politiques, thermodynamiques, poétiques, philosophiques à dire.
Tu prends des notes. Tu écris ton journal. Tu confies des choses à ton « blog ». Ça pour bloguer tu blogues. Tu dois pas prier des masses, tel que je te connais (je ne te jette pas la pierre, je ne prie pas non plus).
Je voudrais que, pour une fois, tu t'intéresses à une sainte : que tu te passionnes pour : Edith Stein. C'est une femme extrêmement originale. Un individu totalement individuel. C'est une philosophe très, très spéciale : elle mêle Husserl au Christ, la phénoménologie à la Croix. C'est assez fascinant. Tu n'entres pas dans une église. Mais dans une vie : une vraie. »

Yann Moix, Mort et vie d'Edith Stein, éd. Grasset 2007, p. 47-48.

Des passages dans ce goût-là, il y en a plusieurs. Ce sont eux qui m'ont convaincu de suivre attentivement cet auteur dont la voix m'avait tant plu, un beau matin de 2003, à la radio, sur une route du Loiret.


194 pages, éd. Grasset - 14,90 €
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Le Rouge et le Noir

Supplice de lycée ou révélation à la littérature, Le Rouge et le Noir reste une lecture marquante et ambitieuse. Ce qui la rend ardue, c’est un faisceau de lectures possibles : on peut lire Le Rouge et le Noir comme un grand roman d’amour, comme une critique acerbe de la société de 1830, qui se veut grandiose mais n’est préoccupée que de petitesses, ou comme un roman d’initiation au monde mondain.

L’amour passionné s’incarne dans le personnage sublime de Mme de Rênal. Femme de trente ans, mariée au maire, ce noble qui ne l’est que par son mariage mais qui est si fier de l’être, et mère protectrice et aimante de trois enfants. Cette femme va naître à l’amour, et sa passion passera par tous les extrêmes : du bonheur insouciant aux déchirures profondes, en passant par tous les sacrifices. Mathilde de la Môle mène une lutte plus combative face à ces sentiments inconnus et contraires à son orgueil de jeune fille née pour devenir duchesse. Mais la passion qu’elle éprouve pour Julien est tout aussi sacrificielle : elle finit par piétiner son rang, alors que son amour n’est plus partagé. Et Julien, dans tout ça ? il aime, à partir du moment où il oublie son orgueil et son ambition, c’est-à-dire quand il est certain d’être aimé cent fois plus en retour. Il ne s’abandonne complètement à la passion que lorsqu’il est vraiment lui-même, à la fin du roman.

Ces amours passionnées sont sans cesse entravées par une société étriquée dans laquelle chacun s’efforce de se comporter et de réagir « comme il le convient » à son rang ou à celui qu’on brigue. C’est la société de 1830 dans laquelle les romantiques se mortifient, et qui, après une enfance pleine de rêves entretenus par les conquêtes militaires de Napoléon 1er, se retrouvent pris au piège d’un monde honteux des extravagances impériales et qui s’est empressé de rétablir la hiérarchie sociale cloisonnée que la Révolution avait mise à mal. En Province, les parvenus manigancent pour destituer le mieux parvenu qu’eux. Monsieur de Rênal contemple avec fierté les multiples murs de son jardin, et le parapet de la promenade de Verrières qu’il fait construire pour le bien de tous, et sur lequel de multiples plaques lui rendent hommage… Valenod, enrichi par la direction de l’hospice de charité, fait taire les misérables bénéficiaires de cet asile lorsque leurs chants troublent son dîner. Même ceux qui sont normalement les garants d’une intégrité, les prêtres, sont hypocrites, calculateurs et comploteurs. Ainsi, le séminaire devient l’école de l’hypocrisie. Ceux pour qui la spiritualité a encore un sens positif, l’abbé Chélan à Verrières, puis l’abbé Pirard, à Besançon et à Paris sont jansénistes, et à ce titre, persécutés par leurs pairs. Dans la capitale, la haute société s’ennuie dans ses convenances qui nivellent tout acte ou remarque spontanés. Mathilde passe pour un électron libre dans cet univers mondain ; mais les libertés qu’elle prend sont aussi le fait de son éducation et de son rang : il est aisé d’être franche et impertinente quand on se situe au-dessus de tout. Cependant, Mathilde s’ennuie d’autant plus que ses idéaux sont très chevaleresques. Son idole est Marguerite de Navarre, cette femme amoureuse qui a fait embaumer la tête de son amant et l’a transportée sur les genoux à travers la France pour l’enterrer de ses mains…

Face à cette société qui n’offre aucune perspective au peuple, Julien n’a qu’un but : prouver qu’un fils de charpentier vaut bien un duc. La voie militaire qu’a empruntée si brillamment Napoléon, le héros de Julien, ne permet plus l’ascension sociale, en temps de paix. Il reste la carrière ecclésiastique, la soutane noire, après l’uniforme rouge de l’Armée impériale. Mais d’abord, Julien commence par endosser le costume sobre du précepteur, pour les enfants du maire et de Madame de Rênal. Sous le regard tendrement ironique du narrateur, Julien met en place une stratégie de séduction digne de l’idole impériale, pleine d’exploits quasi-militaires : oser retenir la main de madame de Rênal dans la sienne, une victoire de taille ! Ces premiers calculs, souvent cyniques seront remplacés par une vraie passion, pure et sincère, dès que Julien aura la certitude d’être aimé.

L’initiation à l’amour se poursuit à Paris, auprès de Mathilde. Mais ce n’est qu’en prison que Julien osera être vraiment lui-même, c’est en prison, dans la cellule du donjon, que Julien se sentira vraiment libre comme Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme, comme Meursault dans L’Etranger de Camus.

Le Rouge et le Noir est finalement un roman d’initiation où le héros, un vrai héros plein de romanesque, apprend à vivre dans une société déliquescente, privée de panache depuis la chute de Napoléon, et sans idéal à défendre, aucun avenir satisfaisant à espérer, et malgré cela, atteint le sublime.


510 pages env.
Billet écrit par une lectrice du BàL

L'Assommoir

Assommant, L’Assommoir ? Quelques longueurs, on vous l’accorde. Quelques lourdeurs, on le regrette. Mais quand même, quel chef d’œuvre ! L’Assommoir, ou la peinture réaliste et sans fard du milieu ouvrier parisien sous le second Empire (1850-1871). C’est à Gervaise Macquart, qu’incombe de porter les modestes rêves et la pesante misère ouvrière sur ses épaules pourtant robustes de blanchisseuse. Car Gervaise ose rêver : avoir toujours du pain, un toit, un travail, élever ses enfants comme des bons sujets si c’est possible, ne pas être battue, et mourir dans son lit.

Mais ce modeste rêve est trop ambitieux car Gervaise est victime de deux fatalités : celle de sa famille, qui paie de génération en génération les tares des aïeux, et celle de son milieu, le milieu ouvrier voué à une vie de chien. On peut ajouter une troisième fatalité : celle qu’impose l’auteur, qui ne peut ni ne veut donner aucune chance à son personnage, si attendrissant soit-il.

C’est d’ailleurs avec cynisme que le narrateur fait espérer une vie de bonheur à son personnage : Gervaise devient patronne ! Avec quelle fierté elle contemple la Goutte d’Or de son pas de porte !

Mais c’est un leurre : son ascension n’a d’autre but que de la faire tomber de plus haut. Grignotée par deux sangsues, Coupeau et Lantier, la jolie boutique bleue ne peut lutter bien longtemps : l’argent fuit, les dettes s’accumulent, le linge sale envahit l’espace, et Gervaise baisse les bras. Sa fille, Nana, est une peste qui fugue quand il fait trop faim. Tout se dilate : la volonté fragile de Gervaise pour lutter, sa peur de l’anisette, son corps qui s’enfle, son estime pour elle-même, et son langage qui devient ordurier…

La déchéance est totale, sur tous les fronts : matérielle, physique, sentimentale, morale, et langagière.

Ses contemporains ont reproché à Emile ZOLA « la verdeur » du langage des personnages. C’est pourtant cela qui fait l’intérêt de L’Assommoir, et qui annonce, d’une certaine manière, Le Voyage au bout de la nuit de Céline.


566 pages, coll. Livre de Poche - 3,80 €
Billet écrit par une lectrice du BàL

21 février 2008

Mimosa

Petite héroïne et grande série, j'ai nommé Mi-mo-sa !

Cette petite fille découvre les choses de la vie entourée de son père, de sa mère, de Gros Léon (son doudou), de sa mamie et de Rouflaquette (le chien de sa mamie). L'ambiance est donc aux premières fois, aux surprises, aux chagrins qui ne durent qu'une minute... et à la rigolade, bien sûr.

Des albums jeunesse, j'en lis beaucoup, mais ceux de Jennifer DALRYMPLE me semblent vraiment différents. Née à San Francisco d'un père américain et d'une mère française, cette auteure de 42 ans a déjà une œuvre considérable derrière elle. Ses textes sont superbement simples et font mouche à tous les coups sur les petites têtes blondes.

Mimosa, c'est un peu l'équivalent de Anastasia chez Loïs Lowry. C'est une héroïne vraiment attachante aux réactions très humaines. Loin des bons sentiments ou des actes édifiants, Mimosa se fait toute une histoire d'une simple sortie ou d'un simple jeu.

Voici les titres que j'ai lus jusqu'à présent :
Cache-cache Mimosa. Mimosa, papa et Gros Léon jouent à cache-cache, mais que fait ce moule à gâteaux au milieu de leur terrain de jeu ?
Mimosa et le bête chien. Mimosa fait la connaissance de Rouflaquette, le chien de sa mamie. Est-il si bête qu'il en a l'air ?
Mimosa : Croque noisette. Mimosa et papa provoquent quelques dégâts dans un sous-bois, avant de rentrer chez eux en compagnie d'un intrus...
Mimosa : Blanc bonhomme. Sur le chemin pour aller chez mamie, Mimosa et maman s'arrêtent devant un triste bonhomme de neige. Comment faire pour lui redonner le sourire ?
Mimosa : Tartine et pollen. C'est enfin le printemps ! Mimosa, mamie et Rouflaquette s'offrent un petit pique-nique dans l'herbe qui grouille de vie...

Les deux premiers titres sont mes préférés. Il faut voir l'inquiétude complice sur le visage d'un enfant lorsque Gros Léon se perd pendant la partie de cache-cache. Il faut imaginer les rigolades lorsque Mimosa se met à crier sur Rouflaquette en le traitant de "bête chien !" ...

Mimosa, c'est vraiment une très belle série, et Jennifer Dalrymple une de mes révélations de 2008, très certainement.


Chaque volume :
30 pages env., éd. Ecole des loisirs - 7,90 €

20 février 2008

Homère à l'école des oiseaux

Oui je sais : son nom n'est pas facile à prononcer. Mais s'il vous plaît faites un effort, lors de votre prochain passage en librairie ou à la bibliothèque : demandez tous les livres de Jennifer DALRYMPLE !

Je viens de lire avec émerveillement Homère à l'école des oiseaux, un magnifique album jeunesse de 30 pages, écrit et dessiné par l'auteur de l'excellente série des Mimosa.

A première vue, le dessin se situe quelque part entre les Shadoks et Quentin Blake. En y regardant de plus près, c'est du Dalrymple tout craché, et ce n'est pas un vain compliment !

Le dessin a l'air simple comme le texte a l'air facile. Mais si c'était si simple d'être facile à lire, si c'était si facile de dessiner simplement... En réalité, les histoires de Jennifer Dalrymple ont une qualité énorme : elles laissent la possibilité aux parents d'ajouter ou de modifier le texte, tout en sachant que pour les occasions où l'imagination leur manque, le texte écrit sur la page est déjà aussi dépouillé que riche de sens. On flirte avec de la poésie, si la poésie est encore une langue concrète au contact des choses.

Homère à l'école des oiseaux, c'est une parabole de trente pages qui fait réfléchir avec humour et légèreté aux premiers pas de l'enfant dans sa propre vie sociale, distincte de celle des parents.

Heureux qui comme Homère a fait ce beau voyage.


30 pages, éd. Ecole des loisirs - 11,50 €

16 février 2008

(BD) Un peu avant la fortune

DUPUY & BERBERIAN sont un auteur à quatre mains. Tant et si bien que l'éditeur leur attribue désormais un trait d'union. Les voilà mariés !

Je plaisante à peine, étant tombé sur un beau FUD sur un forum consacré à la B.D., genre « mé i' son paxé où koa ? ». Quand la tendance people prend le pas sur l'art...

Bref, Dupuy & Berberian récidivent, et obtiennent cette année le Grand Prix d'Angoulême. Et ne le méritent pas.

Ne faites pas semblant : personne n'est choqué par cette affirmation. A cette heure, je crois même que c'est l'opinion inverse qui en choquerait plus d'un. « Quoi, le Grand Prix n'est pas bon ? »

Non.

Ben oui, non (comme dirait Zazie) : d'abord parce que le Grand Prix d'Angoulême ne devrait pas s'amuser à consacrer des auteurs déjà consacrés, mais à encourager des œuvres naissantes, ou marginales. Bref le jury devrait dépasser la tête de gondole pour aller farfouiller au fond des bacs. Mais c'est un jugement personnel, et on va me rétorquer que le Grand Prix n'est pas fait pour ça, bla bla bla.

D'accord. Mais il y a plus gênant : Dupuy et Berberian signent ici 80 pages finalement très quelconques. En tout cas, rien ne distingue ces 80 pages-ci des dizaines d'autres déjà produites par-. Les personnages sont les mêmes, leur classe sociale est la même, leur cadre de vie est le même, leur mouron égotique est le même. Le trait est le même, les couleurs sont les mêmes, les effets de mise en scène sont les mêmes. Les prénoms sont les mêmes, les regards sont les mêmes, les appartements sont les mêmes, les surprises sont les mêmes, et ne sont plus des surprises.

En résumé voilà une BD correcte, bien faite. Les auteurs sont talentueux. Le style est bobo ramolli. Il a vraiment fallu que le reste de la sélection soit particulièrement mauvais ? Je n'aurais rien eu contre un prix d'honneur à Dupuy & Berberian, dont l'œuvre en commun est à la fois facile à regarder et au moins aussi profond qu'un bon téléfilm sur France 2. Mais un Grand Prix ? J'attends qu'on m'explique...


80 pages, coll. Aire Libre Dupuis - 14,25 €
Post scriptum : au fait, il a fait quoi Jean-C. DENIS, dans tout ça ? Il passait juste par là, ou bien...

(BD) Miss Pas Touche

Deux auteurs que je ne connaissais pas, HUBERT & KERASCOËT, ont publié cet excellent diptyque dans la collection Poisson Soluble.

Leur personnage principal est une jeune femme, Blanche, qui est employée avec sa sœur par une vieille femme recluse pour lui faire son ménage, ses carreaux... pour lui obéir au doigt et à l'œil, en somme, tant il est vrai que la vieillesse ennuie, et que pouvoir exercer son autorité bourgeoise sur deux filles du peuple non seulement cela rassure, mais surtout cela rompt la monotonie du lundi.

La sœur de Blanche - dont j'oublie le nom, là tout de suite... - adooooooore les guinguettes et les fréquente assidûment. Or vous n'êtes pas sans savoir que dans les années 1920, un méchant tueur rôde sur les bords de Marne, et qu'on l'a surnommé fort justement l'égorgeur des guinguettes ? Diable !

C'est ainsi que Blanche perd son indiscrète sœur dans un bain de sang inaugural...

Blanche décide alors de mener sa propre enquête en s'intéressant au profil des victimes. Cette méthode toute moderne de profiler, dont certains tirent des séries télé, la mène au Pompadour, chic établissement parisien, lieu de débauches sans nom, qu'elle décide fermement de prendre d'assaut. Avouez que la situation est cocasse : une jeune vierge se présentant au guichet des embauches du plus terrible bordel de la capitale...

Le diptyque m'a vraiment beaucoup plu. Je trouve le dessin très affirmé, les personnages attachants et crédibles. Pourtant, au départ, c'est un mélange d'archétypes (la matrone, la vieille, l'infirmière et la putain... ) et de références plus ou moins réalistes (les puissants qui fréquentent le Pompadour... ). L'héroïne croise même le chemin d'une certaine Joséphine, beauté d'ivoire, pute de luxe et travestie de haut vol.

Et puis l'enquête de Blanche, alias Miss Pas Touche, est rondement tournée. Preuve s'il en est : la lecture du second tome vous sera absolument nécessaire non seulement pour résoudre l'énigme de l'égorgeur, mais aussi pour comprendre parfaitement le caractère et les motivations des principaux personnages.

Une excellente BD, je vous dis.


2 x 48 pages, coll. Poisson Pilote - 2 x 10,40 €
Tome 1 : La Vierge du bordel
& Tome 2 : Du sang sur les mains

12 février 2008

Les Mandarins I

Simone DE BEAUVOIR est l'une des figures marquantes de la vie intellectuelle du XXè siècle. Née en 1908 et morte en 1986, sa vie et sa carrière ont été parallèles à celles de Jean-Paul Sartre. Ils se sont d'abord partagé les deux premières places de l'Agrégation de philosophie en 1929. Et dès lors ils ont à peu près tout mis en commun : leurs vies, l'écriture, les amours, et jusque leur tombe. Ils ont tiré les mêmes conclusions de la Seconde Guerre mondiale, et dans l'après-guerre ils sont devenus ce couple anti-conventionnel qui hantait le "Café de Flore" et les "Deux Magots", Saint-Germain et Cuba, l'U.R.S.S. et l'Amérique.

Beauvoir est surnommée "le Castor" dans de nombreuses dédicaces de Sartre, parce qu'en Anglais, son nom ressemble au mot "beaver". Les Mandarins, qui restera la grande entreprise purement romanesque de Beauvoir, n'est pas dédié à Sartre, mais « à Nelson Algren ». Si vous vous demandez pourquoi, jetez un œil aux superbes Lettres à Nelson Algren.

Les Mandarins, c'est donc un diptyque qui ne se veut ni une autobiographie, ni un reportage, mais une simple évocation. Ecrit en 1954, le roman obtient le prix Goncourt et consacre Beauvoir dans le champ de la fiction. C'est pourtant avec son essai Le Deuxième Sexe, paru en 1959, qu'elle marquera définitivement l'histoire des idées et l'histoire des femmes.

L'action de ce premier tome commence à Paris, le soir où la retraite allemande est attestée par la radio et les journaux. Elle est suspendue aux alentours de l'automne 1946 ou de l'été 1947. Entre temps, nous suivons principalement quatre personnages, fortement inspirés des intellectuels parisiens de l'après-guerre : Sartre et la revue des « Temps Modernes » sont plus ou moins transposés dans le personnage de Henri et son journal « L'Espoir ». Robert Dubreuilh et sa femme Anne sont également un couple qui peut rappeler Beauvoir et Sartre, mariage mis à part. Dans la galerie de personnages qui entourent ceux-là, plus Nadine, les experts reconnaîtront sans doute Merleau-Ponty, Albert Camus et toute la faune de l'époque.

Mais là n'est pas l'essentiel. Les Mandarins vaut surtout parce qu'il pose les questions essentielles qui se sont posées aux hommes et aux femmes, de façon très générale, après le cataclysme de 1939/45, et dans l'attente des cataclysmes suivants. Beaucoup en 1938 ne voulaient pas croire à la guerre ? Le roman se termine sur l'hébétude de Henri lorsqu'il réalise les horreurs commises en U.R.S.S. depuis 1945. Paule et Henri s'aimaient follement avant 1939, mais le passé est définitivement passé, tant la guerre a inscrit un avant et un après dans les histoires individuelles autant que dans l'Histoire collective.

C'est un peu tout ça que j'ai trouvé dans ce premier tome : le roman d'une génération, ainsi qu'un concentré des débats qui ont éclaté parmi les intellectuels de gauche après l'euphorie de la Libération. Mais, peut-être parce que c'est Beauvoir qui écrit, et pas Sartre, le roman n'est pas simplement soumis aux idées qu'il véhicule, et l'auteur prend le temps et le plaisir apparent de composer réellement un roman. C'est-à-dire un récit d'événements dans un contexte, une série de portraits d'hommes et de femmes auxquels on s'attache.

Le deuxième tome devrait évoquer la découverte de l'Amérique. Je m'en pourlèche les babines à l'avance, car pour moi la lecture de L'Amérique au jour le jour 1947, journal américain de Beauvoir, avait été jubilatoire...


501 pages, coll. Folio - 7,40 €
Beauvoir sur Wikipedia, ne cherchez pas : c'est ICI
Si l'un ou l'une d'entre vous veut m'offrir les Cahiers de jeunesse de Beauvoir, qui sortent en mars, il (elle) est le (la) bienvenu(e)... ... :)

05 février 2008

La Nuit de Valognes

Auteur très en vogue ces dernières années, ne quittant jamais vraiment la scène littéraire ni les plateaux de télévision, Eric-Emmanuel SCHMITT s'est rendu célèbre en 1991 avec une pièce écrite deux ans plus tôt, à l'âge de 29 ans : La Nuit de Valognes.

Cette pièce en trois actes, d'écriture néo-classique, est avant tout une réécriture du Dom Juan de Molière. Mais c'est aussi l'aboutissement, pour l'auteur, de multiples jeux d'écriture pratiqués depuis longtemps.

Dans la campagne du XVIIIè siècle, quelque part en France, d'anciennes victimes de Dom Juan sont réunies par l'une d'elles. L'implacable séducteur est lui-même sur le point d'arriver ; rendez-vous a été pris. Elles lui préparent un procès inéquitable, assorti d'une sanction impossible : le mariage, ou la Bastille.

Schmitt connaît son Dom Juan sur le bout des doigts, il sait quel animal est cet homme-là. Pas seulement dans la version de Molière, dont celle-ci est extrapolée, mais dans celle de Tirso de Molina, inventeur du personnage, de Mozart et Lorenzo Da Ponte qui créèrent l'opéra Don Giovanni, dans celle de Lenau aussi, pour la mélancolie et le lyrisme qui se dégagent de cette nuit d'insomnie.

Et puis il y a les autres influences. Quand Schmitt parle de Dom Juan comme d'un automate, je pense à Jacques parlant de son maître et, ô curieux hasard, j'apprend que l'auteur est le père d'une thèse sur Diderot... Quand les jeux de mots se multiplient jusqu'à en gaver le texte de clins d'yeux plus ou moins entendus (si tant est que ça puisse s'entendre, un clin d'œil), je pense à Cocteau, à Anouilh, à Giraudoux, qui eux aussi en abusèrent, lorsqu'ils réécrirent les mythes anciens au XXè siècle.

Jusqu'à la dernière réplique, c'est de la belle œuvre que cette pièce inaugurale d'une œuvre contemporaine. Même si les didascalies expliquent plus qu'elles n'indiquent, même si Dom Juan est fatigué et bavard, même si les portraits de femmes frôlent la caricature. La seule chose que je n'excuse pas à cette version, c'est d'avoir à ce point escamoté Sganarelle. Si Molière lui-même jouait ce rôle dans son Dom Juan à lui, c'est qu'on doit le regarder comme nécessaire au bon équilibre du mythe.


112 pages, coll. Magnard Lycée - 4,75 €
Le Dom Juan de Molière est ICI